7 décembre 2013

Le courage des militants de la première heure devant la facilité des hommages tardifs

Antoine Bouillon : «Il a fallu le combat des associations de lutte contre l’apartheid pour amener les Etats à dénoncer le régime»

par Christophe Champin / Francis Kpatindé
Antoine Bouillon a longtemps présidé le Mouvement anti-apartheid en France. Avec beaucoup d’autres militants à travers le monde, notamment en Grande-Bretagne et aux Etats-Unis, il a participé à la vaste campagne visant à pousser les gouvernements occidentaux à rompre avec le régime d’apartheid, ce que la plupart d’entre eux n’ont fait que tardivement dans les années 1980. Socio-anthropologue, spécialiste de l’Afrique du Sud, il revient sur les ambiguïtés de la « communauté internationale », alors que Nelson Mandela était encore emprisonné.

RFI : Dans la belle communion actuelle autour de l’état de santé de Nelson Mandela, on a le sentiment que tout le monde a été naguère militant anti-apartheid…
Antoine Bouillon : (Rires). C’était, bien évidemment, loin d’être le cas. Lorsque, au début du Mouvement anti-apartheid, dans les années 1970, nous avions démarré une vaste campagne contre les oranges sud-africaines Outspan produites, dans des conditions proches de l’esclavage, par des travailleurs agricoles noirs, nous partions à peu près de zéro, en termes d’audience et d’opinion publique. Du côté des organisations syndicales et politiques, la situation était assez simple. Du fait des liens politiques existant entre le Parti communiste sud-africain d’une part, l’Internationale communiste et les pays du bloc de l’Est, de l’autre, le Parti communiste français (PCF) et la Confédération générale des travailleurs (CGT) étaient pratiquement les seuls en France à avoir une conscience claire de ce qui se passait en Afrique du Sud. Ils étaient les seuls à réagir de temps en temps, à inclure ce qui se passait en Afrique du Sud dans le cadre plus général de la lutte contre le racisme au niveau mondial. La gauche socialiste et l’extrême gauche étaient dans une quasi-ignorance de la situation et, a fortiori, ne faisaient rien pour dénoncer l’apartheid et obtenir des changements. C’était aussi simple que cela.
Autrement dit, les militants anti-apartheid étaient rares ?
Les dirigeants de droite qui se sont succédé à la tête de l’Etat n’ont pas en tout cas levé le petit doigt contre l’apartheid. Il faut se rappeler que l’Afrique du Sud était alors considérée comme un bastion du « Monde libre » qu’il fallait préserver à tout prix du communisme. Nous étions en pleine guerre froide et il en a été ainsi jusqu’à la chute du Mur de Berlin. La France, comme d’autres pays occidentaux, avait des intérêts économiques, dans les mines et l’industrie, en Afrique du Sud, et développait les investissements et les échanges dans tous les secteurs. Ses dirigeants successifs se contentaient de critiquer du bout des lèvres certains aspects trop visibles de l’apartheid, comme la discrimination sur les bancs publics, tout en donnant satisfecit sur le fond à un système correspondant, à les en croire, aux réalités de la population. On disait, avec du mépris dans la voix, que c’était une population composée de « tribus indigènes », avec, à sa tête, la minorité blanche, parce que c’était la seule capable de diriger le pays. Ce fut le discours de la droite française pendant des décennies.
Le changement est venu très lentement, et ça a commencé dans les années 1980 quand le régime d’apartheid lui-même a déclaré qu’il voulait se réformer, histoire de faire croire à une ouverture. A ce moment-là, on a commencé à entendre, curieusement à l’unisson et dans les mêmes termes que le régime sud-africain, quelques critiques timides de l’apartheid dans la bouche de certains responsables de la droite.
Mandela a longtemps été présenté comme un dangereux terroriste…
C’est vrai. Et il l’a été jusqu’à sa libération dans les cercles d’extrême droite. La droite classique, elle, tenait un discours de circonstance. Tantôt, Mandela était un terroriste, avec force références au fait qu’il dirigeait Umkhonto we Sizwe (fer de lance de la nation), la branche armée de l’ANC. Tantôt, c’était « l’allié », « le complice » ou « la marionnette » des communistes, donc extrêmement dangereux. Jacques Chirac traitait Mandela de « leader tribal xhosa », conformément à la vulgate tribaliste de l’apartheid et s’inquiétait des liens de l’ANC avec les communistes
Pourtant dans un ouvrage d’entretien avec Pierre Péan, Jacques Chirac affirme avoir soutenu et financé l’ANC…
C’est abracadabrantesque, pour reprendre un adjectif qu’il a rendu célèbre ! Dans cette affaire, il fait du roi Hassan II le trésorier de l’ANC, alors que chacun sait que le Maroc de l’époque était l’un des acteurs, avec quelques autres entités du continent africain, de la politique dite de « dialogue » avec l’Afrique du Sud raciste. Chirac affirme même avoir été proche de l’ANC depuis l’enfance. C’est à en mourir de rire… C’est oublier que le même Chirac affirmait, à l’époque de la libération de Mandela, que la France soutenait ce dernier et… Buthelezi, le chef de l’Inkhata Freedom Party (qu’il a reçu officiellement à plusieurs reprises). A l’époque, le régime sud-africain cherchait une astuce qui lui aurait permis de contrôler l’ANC et caressait l’espoir de mettre en place un triumvirat, avec De Klerk et Buthelezi prenant en sandwich Mandela. On voit que Monsieur Chirac était grandement influençable !
L’ANC a ouvert son premier bureau en France avec l’arrivée de la gauche au pouvoir, en 1981. Quelle a été l’attitude générale de François Mitterrand à l’égard de l’ANC et de Mandela ?
Les choses ont changé du jour au lendemain, même s’il a fallu attendre le gouvernement de Laurent Fabius pour que des sanctions soient prises contre le régime sud-africain. En arrivant au pouvoir, Mitterrand a levé toute ambiguïté sur le problème sud-africain. Il était plus clair sur la condamnation de l’apartheid et la nécessité d’évoluer rapidement vers un système démocratique. Par quelles voies ? Il n’en savait sans doute rien, mais, dès son accession au pouvoir, la politique officielle fut celle d’un soutien à l’ANC, pas seulement mais particulièrement. Cela s’est d’ailleurs traduit symboliquement par l’autorisation accordée à l’ANC d’ouvrir un bureau à Paris, de même qu’à la SWAPO (South West African People’s Organisation, « Organisation du peuple du Sud-Ouest africain »), le mouvement qui combattait pour l’indépendance de la Namibie.
Jusqu’à la fin des années 1980, beaucoup de pays occidentaux entretenaient encore des liens étroits avec le régime de l’apartheid. Qui étaient donc ces alliés indéfectibles de Pretoria ?
L’ensemble du monde occidental approuvait la politique d’apartheid, même s’il pouvait y avoir ici ou là des fluctuations ou des nuances. A titre d’exemple, la politique américaine vis-à-vis du régime sud-africain sous Ronald Reagan ne fut pas la même que sous Jimmy Carter. Il a fallu le combat des associations de lutte contre l’apartheid pour amener les Etats à la dénonciation de l’apartheid. Ce n’était pas facile. On partait d’une situation de solidarité à tous points de vue entre ces pays et l’Afrique du Sud, qui occupait une position stratégique enviable. Cette solidarité existait en matière de renseignement international, d’armement, d’énergie, du nucléaire, des minerais stratégiques… Les liens entre les pays, leurs économies, leur diplomatie respective et leurs intérêts étaient fortement imbriqués. Il a fallu ainsi des années de pression pour que le Conseil de sécurité des Nations unies rende enfin l’embargo sur les armes du 7 août 1963 exécutoire et obligatoire – ce qui fut fait le 4 novembre 1977. Il fallut de nombreuses autres années pour que des pays comme la France, qui coopérait très activement avec le régime d’apartheid depuis les années soixante, dans les domaines militaire, énergétique et nucléaire, acceptent de s’y soumettre. Ce fut aussi le cas de la Grande-Bretagne, des Etats-Unis et de bien d’autres.
Ce sont finalement des événements internes à l’Afrique du Sud qui ont progressivement poussé aux changements les plus notables…
Il y a eu les émeutes de Soweto, en 1976, puis, dans les années 1980, la formation du Front démocratique uni (United Democratic Front, UDF) pour que les choses commencent à bouger. L’ANC n’y était pas présente en tant que ANC, mais sous son ombrelle et sa tutelle, s’est mise en place une alliance extrêmement forte composée de centaines d’organisations et d’associations à travers tout le pays, dans tous les secteurs. Ces associations se sont unifiées pour mener de grandes campagnes de désobéissance aux règles de l’apartheid (plages ségréguées, etc.), exiger la libération de Nelson Mandela et de tous les autres prisonniers politiques, et l’instauration de la démocratie. Dans cet objectif, elles demandaient l’imposition de sanctions internationales contre le régime sud-africain. Il y eut ainsi une conjugaison des pressions de la part des syndicats, des églises, des sportifs, des politiciens, des gens de la culture et des médias, etc., pour inciter les pays occidentaux à prendre des sanctions. Même si elles sont restées trop limitées et trop symboliques, ces sanctions ont marqué les esprits, elles ont eu un impact considérable sur l’opinion internationale, avec les différentes campagnes d’opinion en faveur de la libération de Mandela, le méga-concert du 11 juin 1988 au stade de Wembley, à Londres, à l’occasion de son 70e anniversaire... La dynamique intérieure et les pressions internationales ont beaucoup pesé dans l’accélération de la fin du régime. Si on avait attendu les Etats, on en serait peut-être au point de départ !

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